6 juillet 2022: Parution de la notice « Justice Reproductive » avec Mounia El Kotni

Mounia El Kotni – chercheure associée en postdoctorat au CERMES 3
Louise Virole – chercheure postdoctorante au SESSTIM, Aix-Marseille Université

Notice en français (en anglais ici):

1. Origine du concept

Le concept de justice reproductive a été introduit dans les années 1990 aux États-Unis par les membres du SisterSong Collective, un collectif de femmes noires militant pour les droits reproductifs (SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective, 2006). Ces militantes se sont mobilisées en réponse au mouvement féministe pour les droits reproductifs de l’époque, porté principalement par des femmes blanches et centré sur le droit à l’avortement, et qui laissait de côté des revendications importantes liées aux vécus d’oppressions spécifiques des femmes et minorités de genre non-blanches : stérilisations contraintes, avortements forcés, remarques culturalistes, discriminations, violences gynéco-obstétriques, retrait des enfants par les services sociaux, etc. (Davis, 1983). Afin de lutter conjointement contre ces diverses oppressions reproductives, elles fondent, avec d’autres collectifs, le mouvement pour la justice reproductive.

Le mouvement pour la justice reproductive revendique le droit de chaque personne à choisir : 1) de ne pas avoir d’enfant si elle le souhaite ; 2) d’en avoir si elle le désire ; et 3) et de pouvoir les élever dans « des communautés sûres et durables», à l’abri de la violence et de la discrimination (Ross et Solinger, 2017, notre traduction). Les militantes pour la justice reproductive ont mis en lumière que l’accès à ces trois droits reproductifs est entravé par des structures de domination intersectionnelles de genre, de race et de classe (Eaton et Stephens, 2020 ; Price, 2010). Si le concept de justice reproductive a été forgé par des femmes noires à partir de leurs vécus, les militantes considèrent que ces principes visent à s’appliquer à tous·tes (Ross et Solinger, 2017). Afin que chaque personne puisse détenir « le pouvoir et les ressources économiques, sociales et politiques pour prendre des décisions saines sur leur corps, leur sexualité et leur reproduction » (ACRJ, 2005), les militantes du mouvement soulignent l’importance de lutter contre de multiples obstacles : la pauvreté, le racisme, les politiques migratoires, le sexisme, la politique environnementale, les LGBT-phobies ou encore la politique carcérale.

Nous développons ci-après deux exemples d’oppressions reproductives à l’encontre des femmes racisées en France continentale et ultramarine et sur le continent américain : les discriminations dans l’accès aux suivi gynéco-obstétrique et les politiques antinatalistes.

Encadré 1. Les discriminations dans l’accès à la santé sexuelle et reproductive
 
Les femmes racisées subissent des discriminations dans l’accès à un suivi gynécologique et obstétrique. En France, les femmes racisées, particulièrement lorsqu’elles sont identifiées par les soignant·es comme « Africaines » – qu’elles soient françaises ou étrangères – font face à de nombreux obstacles qui entravent l’accès à leurs droits reproductifs (Virole, 2020 ; Virole, à paraître). Dans les maternités, ces femmes sont la cible de remarques culturalistes de la part des professionnel·les de santé, risquent de voir leur douleur minimisée au moment de l’accouchement et ont plus de risque de subir une césarienne et de mourir en couches (Cognet, Hamel et Moisy, 2012 ; Izambert, 2016 ; Nacu, 2011 ; Sauvegrain, 2012). En outre, les femmes migrantes et en situation de précarité ont tendance à voir leur capacités parentales questionnées et ont plus de risque que leurs enfants leur soient retirés par les services sociaux (Davoudian, 2012 ; Vozari et al., 2012 ; Planche, 2014). Au Mexique, les femmes et sages-femmes indigènes placent très explicitement les violences gynécologiques et obstétricales qu’elles subissent – examen gynécologique obligatoire, césariennes sans consentement, insultes racistes, stérilisations forcées – dans la continuité de pratiques coloniales de contrôle de la natalité (El Kotni, 2018 ; El Kotni et Quagliariello, à paraître).

Encadré 2. Les politiques antinatalistes ciblées
 
Tandis que certaines femmes sont incitées à se reproduire, d’autres en sont découragées ou empêchées. Ainsi, dans les années 1970, des études socio-historiques ont montré que dans le département d’Outre-Mer de la Réunion les femmes racisées étaient la cible d’avortements et de stérilisations forcées, alors qu’au même moment les femmes blanches en métropole faisaient l’objet de politiques natalistes (Paris, 2020 ; Vergès, 2017). En Europe, les femmes roms subissent encore aujourd’hui des pratiques de stérilisation contrainte, et en France elles font l’objet de multiples discriminations dans les services obstétriques (Kóczé, 2011 ; Prud’homme, 2016). En Californie, la fertilité des femmes mexicaines-américaines a été construite comme un problème social, donnant lieu à des stérilisations forcées ; les attitudes individuelles des médecins « fusionnaient, perpétuaient et donnaient de la légitimité à un discours public plus large concernant les pratiques reproductives » (Gutiérrez, 2008, p. 52, notre traduction). Dans son ouvrage Conquest. Sexual Violence and American Indian Genocide l’historienne Andrea Smith montre comment le corps des femmes colonisées a été construit comme « violable » (2015). Au Pérou, la politique de « planification familiale » menée entre 1996 et 2001 a ainsi intentionnellement conduit à la stérilisation de milliers de femmes indigènes. De cette violabilité des corps des femmes autochtones a également découlé, au Canada, l’enlèvement des enfants autochtones à leurs familles pour des pensionnats qui a perduré jusque dans les années 1990 ainsi que les stérilisations forcées subies par les femmes autochtones et qui ont encore cours aujourd’hui.

2. Un mouvement international et multi-situé

Bien que le mouvement pour la justice reproductive aux États-Unis ait pour origine « l’espace de la cause des femmes » (Bereni, 2009), il s’est depuis répandu dans d’autres mouvements sociaux pour la justice sociale, principalement dans les pays anglo-saxons et au Québec (Ross et Solinger, 2017). Le concept de justice reproductive a par exemple été approprié par des mouvements contre la transphobie (la « trans reproductive justice » (Riggs et Bartholomaeus, 2020) et contre la grossophobie la « fat reproductive justice» (LaMarre et al., 2020). En outre, la justice reproductive est une question abordée au sein du mouvement pour la justice environnementale dans le champ émergent de la justice environnementale reproductive (Hoover, 2018). Ce terme permet d’inclure les conséquences de la pollution de l’environnement sur la santé reproductive, telles que les fausses couches, la stérilité, le dérèglement du cycle menstruel, les malformations fœtales, etc. (González Navarrete, Alvarado Mejía et Pérez Herrera, 2012 ; Layne, 2001).

Si le concept de justice reproductive est aujourd’hui employé au-delà de son continent d’origine (Madhok, 2013 ; Suh, 2021), ce cadre d’analyse n’est pas toujours celui adopté par les militant·es. Ainsi, en Argentine, les militantes et chercheuses féministes mobilisent pour leur part le registre des droits humains, qui leur semble plus apte à permettre des avancées législatives (Morgan, 2015). En France, la militante afro-féministe Amandine Gay (2021) a récemment mobilisé le cadre d’analyse et d’action de la justice reproductive pour penser les oppressions à l’origine de l’adoption transnationale et transraciale[1]. La notion de justice reproductive reste toutefois peu utilisée par les militantes féministes dans le contexte français, malgré une longue histoire de luttes pour les droits reproductifs (Cardi et al., 2016 ; Gautier et Grenier-Torres, 2014). Dans les années 1970, les mouvements féministes matérialistes font de la maternité le symbole de l’oppression patriarcale (Kniebiehler, 2012 ; Les Chimères, 1975). À cette époque, des mouvements féministes émergent pour revendiquer l’accès aux techniques de contrôle des naissances, le droit à la contraception et le droit à l’avortement (Pavard, 2018 ; Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2012 ; Ruault, 2017). En parallèle, des mouvements de femmes dénonçant la médicalisation de la naissance et le sexisme médical apparaissent dans le champ de la santé (Blézat et al., 2020 ; Kniebiehler, 2007 ; Quéré, 2016). Plus récemment, dans le contexte de l’ouverture du « mariage pour tous » en 2013, des mobilisations pour l’accès à la PMA sans discrimination d’âge, de statut conjugal, d’orientation sexuelle ou de genre ont vu le jour (Yvert, 2021). Enfin, depuis quelque années, dans le sillon de la nouvelle vague féministe #Metoo dénonçant les violences sexuelles (Koechlin, 2019), des mobilisations de patientes ont émergé contre les violences gynéco-obstétriques (Parrat, 2019). Aujourd’hui, le paysage des luttes pour les droits reproductifs apparaissent fractionnées, entre celles qui se mobilisent pour le droit de ne pas avoir d’enfant – luttant pour l’éducation à la sexualité, pour l’accès à la contraception, la stérilisation volontaire et l’IVG (Brunet et Guyard-Nedelec, 2018) –, celles qui se mobilisent pour le droit d’avoir un enfant – revendiquant l’accès à la procréation médicalement assistée sans discrimination– et celles qui luttent pour avoir et élever des enfants dans de bonnes conditions – portant les revendications pour une naissance non médicalisée et contre les violences obstétricales (Lahaye, 2018), ou dénonçant les violences systémiques auxquelles font face les enfants vivant dans les quartiers populaires (Ouassak, 2020).

3. La justice reproductive comme cadre théorique

Si la justice reproductive est à l’origine un concept issu du militantisme, il a très vite été incorporé par la recherche académique anglo-saxonne et québécoise. Il est désormais mobilisé dans de multiples champs disciplinaires : droit, santé publique, travail social, psychologie, politique sociale, éducation, études sur les femmes (women’s studies) (Eaton et Stephens, 2020). Les chercheur·es emploient le cadre théorique de la justice reproductive afin d’analyser les oppressions reproductives vécues par les femmes racisées, mais aussi plus largement par les groupes minoritaires. Par ailleurs, Joan Chrisler, psychologue américaine (de la santé et des femmes), soutient que la justice reproductive devrait être entendue dans une conception très large, car de nombreux éléments sont nécessaires afin de l’atteindre : à la fois l’accès à la contraception, l’avortement et les technologies de la reproduction, mais aussi l’égalité de pouvoir dans les relations intimes. Selon elle, travailler sur la justice reproductive revient à s’intéresser aussi aux traitements contre les infections sexuelles, à l’éducation sexuelle, à l’éducation prénatale, au soin périnatal et postpartum et aux conditions d’accueil par les professionnel·les de santé (Chrisler 2014, p. 206). Les anthropologues qui travaillent sur la santé reproductive ont analysé pour leur part la manière dont les « choix » reproductifs ne peuvent être pensés uniquement au niveau individuel ni même des politiques directement encadrant la procréation mais sont également tributaires des politiques en matière de travail, de logement, de migration, d’incarcération et de politiques postcoloniales (Andaya, 2014 ; Sufrin, Kolbi-Molinas et Roth, 2015 ; Lopez, 2008).

En France, le concept de justice reproductive a récemment été mobilisé dans quelques travaux de recherche. Il est au cœur de l’ouvrage Donner naissance. Doulas, sages-femmes et justice reproductive de la doula et anthropologue américaine Alana Apfel, traduit en français et publié aux éditions Cambourakis (2017). La justice reproductive sert également de cadre théorique dans l’ouvrage Mon corps, mes droits ! L’avortement menacé ? Panorama socio-juridique : France, Europe, États-Unis de Laurence Brunet et Alexandrine Guyard-Nedelec (2018). Enfin, l’ouvrage Feu ! Abécédaire des féminismes présents dirigé par Elsa Dorlin (2021) y consacre une notice (Bessaïh, 2021). L’entrée de ce concept dans des publications en français illustre l’intérêt grandissant pour cette notion et témoigne de l’émergence d’un champ de recherche sur la justice reproductive en France.

Louise Virole

Louise Virole est maître de conférences à l'Université Paris Cité

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